
Les travellings sont affaire de morale
Le projet de ce blog est né avant la pandémie.
Il s’énonçait ainsi : Affirmer, à juste titre, que l’art ne défend ni ne sert une morale, nous a fait perdre de vue que la pratique artistique répond d’une éthique. Que le geste artistique soit affaire d’éthique, c’est une conviction que nous défendrons ici. D’abord parce qu’elle nous semble ouvrir – de nouveau – des horizons conceptuels restés trop longtemps inexplorés, et pourtant nécessaires à la connaissance d’une œuvre d’art.
Loin de disqualifier cette ambition, le Covid 19 a rendu ses exigences plus prégnantes. Si l’ardeur des débats qui nous animait la veille encore du confinement a totalement disparue (faut-il séparer l’œuvre de l’artiste ? formait l’antienne de plusieurs des conflits), passée la stupeur provoquée par l’épidémie, l’art n’échappera pas aux questions d’ordre éthique qui (re)commençait d’y naître. Car les questions du statut de l’artiste, de l’œuvre d’art, et enfin du lien entre l’auteur et l’œuvre (tissé, entre autres, de droits et de devoirs), n’appartiennent pas seulement au cinéma et à la littérature, elles interpellent l’ensemble de l’art, et l’art contemporain en particulier.
Et les questions éthiques nouvelles, nées de la pandémie, du confinement, des conditions de ce confinement et de la gestion de la crise sanitaire, s’étendront rapidement, sitôt ouvertes les portes de la quarantaine, à d’autres domaines que celui de la santé publique. L’idée se répand, par exemple, que les affaires, du monde et de l’art, ne devront pas reprendre comme avant, que l’un et l’autre ne peuvent pas faire l’économie d’une redéfinition plus responsable de leurs pratiques (leurs modes de production et de diffusion, leurs marchés, etc.) Participer à la vivacité de cette idée, la défendre, vient s’ajouter à nos ambitions premières. Car rien ne dit, aujourd’hui, que cet après ne viendra pas au contraire briser l’élan et les ambitions d’une économie plus responsable et solidaire.
Nous avons choisi ce titre, hommage rendu à la Nouvelle Vague, parce qu’il oblige, par son seul énoncé, à penser au-delà de nos certitudes contemporaines.
La morale, aujourd’hui, n’est plus brandie que comme fétiche qu’il convient de ne pas invoquer de peur d’en réveiller l’empire et les forces exagérées. Et trop souvent, une remise en cause de l’exercice du pouvoir, ses assujettissements physiques autant que ses contraintes morales, est dénoncée sous le prétexte d’un retour à la morale normative et liberticide. Comme si la morale, comme ordre et comme puissance, n’avait pas depuis longtemps opéré sa mue, abandonnant les voies du religieux qui justifiaient son ascendant (c’est bien/c’est mal), pour celles de la raison (essentiellement économique et politique) qui seules désormais peuvent lui conférer autorité (c’est réaliste/c’est irréaliste ; c’est possible/c’est impossible).
Choisir ce titre c’est aussi, c’est d’abord, se placer sous les auspices de trois importantes figures du cinéma (en fait, quatre…)
Serge Daney dans son très bel article Le travelling de Kapo1, rappelle que Jacques Rivette, dans une critique parue dans les Cahiers du Cinéma2, trouve abject un travelling que le cinéaste Gillo Pontecorvo effectue dans son film Kapo. Réalisé en 1960, le film raconte l’histoire d’une jeune française juive arrêtée puis déportée dans un camp de concentration et d’extermination allemand. Le mouvement de caméra permet au réalisateur italien de s’approcher et de recadrer le corps d’une héroïne qui vient de se jeter sur des barbelés électrifiés pour ne pas finir “comme une bête“. C’est cette esthétisation, cette recomposition classique de ce terrible suicide, que Rivette dénonce.
La critique de Rivette s’inscrit dans la ligne tracée par l’affirmation de Jean-Luc Godard3 : Les travellings sont affaire de morale. Cet article et cette sentence toute godardienne plaçaient l’éthique comme valeur exigible, à hauteur de la passion que vouait la nouvelle vague cinéphile au cinéma.
Il s’agit de cinéma, bien sûr, mais la succession des mouvements d’avant-gardes qui rythmèrent l’art du XXe siècle peut, aussi, se lire comme la recherche permanente d’une pratique qui fonderait en un même geste le désir esthétique et l’exigence éthique.
En d’autre termes, c’était déjà défendre l’idée que l’esthétique est affaire d’éthique.
Ce blog ne veut pas être un outil de communication mais un espace de réflexion. Il le sera si nous savons l’ouvrir à l’altérité, au pluralisme, à la contradiction. Nous inviterons des artistes, des collectionneurs, des critiques, des galeristes, des amateurs passionnés à intervenir ici.
Les crises mondiales (financières et sanitaires) révèlent l’éthique comme besoin de l’humanité, et non plus comme accessoire chic mais ennuyeux de quelques raseurs un peu désœuvrés. Mais sitôt les crises passées, le besoin se fait moins pressant… Et l’éthique redevient rapidement, au mieux un sujet de Baccalauréat vite oublié, au pire cet objet exotique dont on ne reconnaît plus l’usage.
Il nous appartient à tous d’en redéfinir l’usage. Il appartient aux acteurs de l’art de redéfinir une esthétique de l’éthique.
À moins qu’il ne s’agisse de l’inverse, et c’est notre premier fil de réflexion, œuvrer pour définir une éthique de l’esthétique…
Car nous n’oublierons pas qu’avant que les travellings soient affaire de morale, la morale fut affaire de travellings4.
La morale est affaire de travellings
- Serge Daney : Le travelling de Kapo – Traffic n°4, automne 1992.
- Jacques Rivette, De l’abjection, Cahiers du cinéma n°120 , juin 1961.
- Déclaration de Jean-Luc Godard lors d’une table ronde autour du film Hiroshima mon amour d’Alain Resnais. Table ronde retranscrite dans les Cahiers du Cinéma n°97, juillet 1959. Pour toute cette période des Cahiers du Cinéma, voire le livre d’Antoine de Baeque : Les Cahiers du cinéma, Histoire d’une revue. Ed. Cahiers du Cinéma.
- C’est Luc Moullet qui le premier lia les travellings à la morale… Dans un article, Sur les brisées de Marlowe, paru dans les Cahiers du cinéma de mars 1959, Luc Moullet écrit : “La morale est affaire de travellings“…